Le petit magasin, la place de marché et le grand méchant Amazon
2 december 2020
Frappés de plein fouet par la crise du covid, les petits commerces désignent Amazon comme la cause de tous leurs maux. De leur côté, les pouvoirs publics veulent administrer de mauvais remèdes à leurs carences en transformation digitale. Si la situation est délicate, elle n’est pas totalement sans espoir, à condition de se poser les bonnes questions.
En cette fin d’année, il plane comme un parfum d’« Amazon bashing » en Europe. Gouvernements, médias, unions de commerçants : tous pointent le géant de Seattle comme le nouveau fossoyeur du commerce de proximité qui viderait les centres-villes de ses boutiques, détruirait des emplois, contribuerait à polluer l’environnement par ses entrepôts et ses invendus, etc.
David vs Goliath?
Si certaines de ces critiques sont justifiées, il faudrait aussi tordre le cou à certains arguments dénués de fondements. Certes, Amazon règne sans partage sur de nombreux segments de la vente à distance, mais il est encore loin de détenir le monopole de la grande distribution. Sur le marché français, E.Leclerc a ainsi enregistré l’an dernier un chiffre d’affaires de 48 milliards d’euros, Carrefour 38 milliards, bien au-delà des 5,7 milliards d’Amazon. Dans le même ordre d’idées, la désaffection des consommateurs pour les commerces de proximité n’a pas commencé avec l’arrivée d’Amazon : ce sont l’implantation de centres commerciaux en bordure de ville et l’essor de la grande distribution qui ont marqué le début des ennuis pour les commerces indépendants, tendance accélérée ensuite par l’irruption du commerce électronique dans notre vie quotidienne.
Clouer la toute-puissance d’Amazon au pilori, c’est donc une solution bien commode pour masquer une autre réalité moins reluisante :
En Belgique, à peine 25% des PME et TPE ont franchi le pas du digital, contre 75% en Allemagne. Les faits sont têtus…
De leur côté, les pouvoirs publics continuent de commettre les mêmes erreurs de diagnostic en apportant des réponses inadaptées à l’ampleur des besoins de la cible et aux enjeux d’aujourd’hui. Outre les inévitables, et inutiles, primes et subsides dédiés aux projets digitaux, la mode est désormais aux places de marché sponsorisés par les pouvoirs locaux. Dernier avatar en date : soutenue par la Région bruxelloise, Mymarket.brussels est une nouvelle plateforme e-commerce qui vise à valoriser les achats locaux et à fournir une alternative à Amazon.
Mais qui peut sérieusement croire que ce type d’initiative peut véritablement concurrencer la puissance de la « marketplace » construite par la firme de Jeff Bezos?
Combien d’argent public les pouvoirs locaux continueront-ils de dépenser dans de tels projets qui relèvent davantage de l’opération de communication que d’une stratégie à long terme ?
La route vers la digitalisation
« Mais alors, que faire ? », demanderont légitimement les intéressés. Attendre tranquillement de trépasser sous les coups de boutoir de la digitalisation? Il n’existe malheureusement aucune solution-miracle pour le petit commerce. Mais il semble néanmoins qu’un certain nombre de constats peuvent être posés à la lumière des quinze dernières années.
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Penser le digital au-delà de l’e-commerce
Obligés de fermer pour cause de covid, nombre de magasins ont investi en urgence dans un site e-commerce. On ne peut que les féliciter mais, aussi courageux soit-il, ce pas en avant ne sera pas suffisant : il faut avoir l’honnêteté de reconnaître que l’e-commerce seul ne sauvera pas les TPE et PME. Celles-ci doivent aussi réfléchir à l’apport du digital dans l’ensemble du parcours client afin de continuer la « conversation » avant et après son passage en boutique. Ainsi, combien de commerces indépendants font-ils l’effort de collecter les adresses e-mail des clients, de mettre à jour ce fichier et de l’utiliser pour envoyer de temps à autre une newsletter ? Combien d’entre eux ont-ils réellement investi le territoire des médias sociaux ? Combien ont un site web à jour ? On ne parle même pas ici de stratégie digitale, simplement de l’exploitation basique d’outils qui existent désormais depuis de nombreuses années. L’excuse habituelle « Mais ce n’est pas mon métier ! » ne tient plus : le client a changé et on ne freinera plus ce mouvement. A nouveau, je ne soutiens pas que le digital sauvera à lui seul les commerces de proximité. Mais le décalage entre l’offre de certaines TPE/PME et la réalité vécue par certains clients devient trop massif. -
Améliorer l’expérience client
On voit fleurir partout des campagnes de promotion qui incitent les citoyens à privilégier les achats au niveau local au détriment des acteurs de la grande distribution et de l’e-commerce. A priori, l’idée est louable mais elle me semble contre-productive quand il s’agit de promouvoir des activités à but lucratif, pas des œuvres de bienfaisance. Il serait donc plus judicieux d’arrêter de demander l’aumône et, à la place, de stimuler l’envie chez les clients de fréquenter les commerces de proximité, ce qui est une démarche tout à fait différente et beaucoup plus porteuse pour l’avenir. Cela passe notamment par une réflexion approfondie sur l’expérience client et sur la valeur ajoutée du petit commerce face à l’achat « en un clic » banalisé par le commerce électronique : qu’est-ce que l’échoppe au coin de la rue peut apporter de décisif au client, avec ou sans l’apport du digital ? La question est douloureuse mais elle est devenue inévitable. Face à la puissance acquise par Amazon sur le marché de l’édition, les librairies les plus futées ont, par exemple, bien compris cette nouvelle réalité en multipliant les activités qui augmentent l’attractivité de leurs points de vente : ateliers d’écriture, rencontre avec des auteurs, lecture de contes aux plus petits… De nombreuses librairies se sont ainsi transformées en véritables lieux d’animation culturelle capables de fédérer de multiples audiences à plusieurs moments de la semaine. Certains commerces feraient bien d’y voir une source d’inspiration pour leur propre activité. -
Former, encore et toujours
Les commerçants ne pourront pas réinventer seuls leur modèle économique et leur rapport au client. C’est ici que les opérateurs en formation continue ont un rôle majeur à jouer. Malheureusement, leurs moyens restent limités au regard des besoins massifs en transformation digitale. A l’heure de la relance économique, les différents niveaux de pouvoir seraient bien avisés d’augmenter l’enveloppe consacrée à la formation professionnelle au lieu de financer des expédients comme les places de marché et autres opérations de sensibilisation décrites ci-dessus.
La route vers la digitalisation est longue. Il n’est pas trop tard pour l’emprunter mais, pour de nombreux commerces, il y a urgence à se mettre en chemin.
Olivier De Doncker
Président de la FeWeb